Une causerie au coin du feu

A l’usage de ceux qui se demandent pourquoi tous leurs efforts sont vains et de ceux qui voudraient en savoir davantage sur les thérapies brèves.

Barbara Bay
9 min readNov 11, 2020

Imaginez, un soir d’automne à la nuit tombée, un conteur vous ouvre sa porte et vous invite à entrer. Quelques amis sont là, déjà, qui se saluent et prennent place autour du feu. A quoi tient l’hospitalité ? Une porte ouverte, de la lumière, une qualité de présence et le plaisir de partager des histoires jouent ce rôle là — ce soir là — ce soir de confinement, par temps d’épidémie, pour les cinquante personnes installées devant leur écran d’ordinateur, transportées quelques part en Belgique chez notre hôte, Dany Gerbinet.

C’est un ami très cher qui m’avait recommandé la lecture d’un de ses livres, Le thérapeute et le philosophe, atteindre un but par le non-agir , qui m’a également signalé ces Ateliers de l’inverse, pour “découvrir ou approfondir la thérapie brève”, auxquels j’assistais ce soir là. Je l’en remercie.

J’ai retrouvé lors de cette soirée la même qualité de conteur qui m’avait séduite à la lecture du livre. Dany Gerbinet nous embarque à sa suite dans une langue élégante. Elle a la politesse d’aplanir le terrain pour laisser à notre esprit l’espace de battre la campagne et de s’enthousiasmer à sa suite. Oui, parce que ce qui séduit chez Dany Gerbinet, c’est son enthousiasme. Un enthousiasme intact et sans cesse renouvelé depuis sa toute première rencontre avec un des initiateurs en Europe des thérapies dites brèves, stratégiques ou encore systémiques, Jean-Jacques Wittezaele avec lequel il a contribué à fonder l’Institut Gregory Bateson (IGB) en 1987. Un enthousiasme entretenu par les personnes qui viennent à lui depuis bientôt 40 ans pour sortir de l’ornière et repartir sur les chemins de la vie. Là où cela circule.

Des figures apparaissent et nous rendent visite au cours de la soirée, évoquées au gré de ses souvenirs par Dany Gerbinet. Elles permettent tant aux novices qu’aux amis de longues dates de reconstituer l’histoire d’une approche restée encore trop confidentielle et de découvrir ou d’approfondir les éléments clefs de la pratique.

Pour des peuples comme les nôtres, bercés par la maxime gravée aux frontons de nos universités “Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?”, la thérapie brève peut dérouter par sa simplicité apparente.

Si je reprends l’image qui m’est venue spontanément, celle de l’ornière, je m’imagine embourbée sur un chemin de campagne alors que je suis attendue. J’appuie rageusement sur l’accélérateur, ma roue patine et creuse l’ornière. Plus j’essaie de m’en extraire, plus je la creuse et comme il s’agit d’une vieille camionnette Citroën de Type H, je finis par noyer le moteur.

Lorsque le plan ne se déroule pas comme prévu, lorsque la logique du but conscient (Bateson) ne débouche pas sur la réalisation du but en question, nous n’en remettons pas pour autant notre stratégie en question. Nous tentons à toute force d’imposer notre logique réflexive à l’expérience du processus.

Le premier apport de cette école, c’est de poser que le problème n’appartient pas à l’individu, ici le conducteur, ailleurs la personne atteinte de troubles bipolaires, l’enfant dit délinquant, …mais est généré par les interactions entre la personne et son environnement, par un problème de communication dans le système.

Dany Gerbinet apparaît au détour du chemin (la scène se passe en Belgique). Il me demande quel est mon problème et m’interroge sur mes “tentatives de solutions”.

Nous avons beau nous débattre et faire des efforts, il semble que toutes nos tentatives de solution soient vaines. Pourtant, il y a une issue. Nous ne la voyons pas parce que si l’œil peut tout voir, il ne peut se voir lui-même. C’est alors qu’un regard extérieur et bienveillant peut être utile.”

https://www.danygerbinet.com/

Je suis certaine que chacun trouvera dans ces propres expériences des tentatives répétées et amplifiées de recherche de solution qui n’aboutissent pas. C’est précisément ce que nous faisons pour régler le problème qui l’engendre et l’aggrave. Parce que nous ne voyons pas le système auquel nous appartenons et que nous ne tenons pas compte des feedbacks de notre environnement, nous souffrons et nous faisons souffrir nos proches ou nos collaborateurs.

Nous pouvons même lutter contre nous-mêmes, si notre propre comportement ne nous paraît pas en adéquation avec notre but conscient. D. Gerbinet

Qui n’a pas lutté de toutes ces forces pour trouver le sommeil ? Cette lutte entraine pourtant une rumination particulièrement impropre à un état de détente, propice à l’endormissement.

“Se percevoir comme une entité distincte de l’environnement est cause de beaucoup de problèmes”

C’est la volonté de puissance de l’être humain qui l’a conduit historiquement et culturellement à s’extraire de la nature, à s’en distinguer pour mieux la dominer jusqu’à ce que nous caractérisions l’évolution géologique d’anthropocène et que nous percevions combien l’exploitation de notre planète nous dessert.

La nature n’a aucun besoin de protection. Elle est infiniment plus puissante que nous. Le problème qui se pose est celui de notre survie, pas de la sienne.

Le thérapeute et le philosophe, p. 218.

Revenons à moi, furieuse et désespérée au volant de ma camionnette et Dany Gerbinet m’observant et pensant :

Nous constatons à nouveau les inconvénients du but conscient : les informations sans rapport apparent avec le but ne sont tout simplement pas prises en considération par la conscience. Il en résulte un rétrécissement de notre champ perceptuel — une focalisation sur l’objectif — qui met en péril le fonctionnement de la personne, du groupe, de la société ou de l’humanité dans son ensemble, selon le niveau logique auquel on se situe.

Avec la problématique du but conscient, il se passe deux choses : la focalisation du champ de la conscience sur ce but (tout se met à ressembler à un marteau pour qui veut enfoncer un clou) et nous ne prenons plus en compte les autres informations de l’environnement. Je vous invite à ce sujet à faire le test suivant. Les tentatives de solution réduisent notre champ de perception.

Nous pensons d’une manière linéaire (causale, cartésienne) alors que la nature est circulaire. Une fois les boucles de rétroactions ou cercles vicieux identifiés par le thérapeute et son patient, celui ci va faire une “prescription” qui va permettre au client de vivre une autre expérience. C’est essentiel, le thérapeute ne lui demande pas de modifier son schéma de pensée mais de faire quelque chose. C’est le 180 degrés.

Ok. Dany Gerbinet s’approche de la camionnette et frappe à ma vitre. Je le regarde hébétée puis je demande à mon sauveur providentiel de soulever le véhicule pour le sortir de l’ornière (j’oublie que j’ai noyé mon moteur). Il y a là une demande d’aide caractérisée qui lui permet de me poser la sacro-sainte question du thérapeute stratégique : Qu’est-ce qui vous amène ? Puis, qui fait quoi, à qui et dans quel contexte cela se produit-il ? Il pourra alors me “prescrire” de, par exemple, regarder autour de moi, d’abandonner mon véhicule et de faire du stop ou d’appeler un taxi ou encore de repérer un arrêt de bus pour finalement arriver à l’heure à mon rendez-vous.

Les prescriptions, qui peuvent paraître provocantes, vont permettre au patient de prendre du champ et de gagner en hauteur de vue. Elles vont l’obliger à stopper ses tentatives inefficaces, voir même à l’amener à lâcher prise.

Et c’est là que la philosophie chinoise entre en scène dans Le thérapeute et le philosophe avec une réflexion approfondi autour notamment du Yi Jing, un livre essentiel, sans date et sans auteur. Un de ces principaux traducteurs et interprète, Cyrille Javary est présent ce soir là au coin du feu, dans l’ombre et le silence. Dany Gerbinet raconte, qu’à une époque lointaine, alors qu’il ne s’était pas encore plongé dans la pensée chinoise à travers la lecture des ouvrages de Cyrille Javary et de François Jullien, Jean-Jacques Wittezaele lui avait suggéré de débaptiser la thérapie stratégique pour adopter le nom de thérapie du non-agir. Le sous-titre de son livre raisonne comme un hommage tardif à ce beau nom qui n’a pas dit son dernier mot.

Lâcher-prise et non-agir sont des concepts délicats à saisir dans nos sociétés où l’action et la démonstration de force sont particulièrement valorisées. J’avais pour ma part expérimenté ce “ne rien faire”, ce “laisser faire”, pour la première fois, juste avant la lecture du livre. Je retrouvais entre les lignes, ce sentiment puissant que j’avais ressenti alors, d’un monde cohérent qui me portait aux justes rivages.

Si nous désirons voir s’épanouir une plante, il serait sot de tirer dessus pour en hâter la croissance. Le résultat serait l’inverse de celui visé. En revanche, on peut veiller à améliorer ses conditions d’existence en utilisant le potentiel de la situation : en sarclant le sol, en arrosant, en veillant à ce qu’elle reçoive suffisamment de lumière, etc. Le non-agir est donc réellement un laisser-faire mais il n’est pas un “ne rien faire”. Il est un laisser faire au sens où nous laissons faire la plante, elle réalise elle-même sa propre croissance. Il n’est pas un “ne rien faire” parce que nous utilisons le potentiel à notre disposition pour en favoriser le développement. Le Thérapeute et le philosophe, p.237.

Tout comme nous n’avons pas le pouvoir de décider du moment auquel notre enfant sera mature et autonome.

Le « lâcher prise » peut se concevoir comme un renoncement à l’acharnement que nous mettons à poursuivre nos buts conscients. Ce renoncement permet un rétablissement des régulations processives entre l’individu et l’environnement.

Qu’est-ce qu’une tentative de solution, c’est un effort. Qu’est-ce que c’est que la prescription ? Empêcher les gens de faire des efforts. On attrape un effort, comme un tour de reins. L’effort volontariste est très valorisé dans notre culture. Une tentative consciente, orientée vers un but. C’est en lâchant le but que le problème se règle.

Dany Gerbinet s’interrompt et nous demande si nous n’avons pas froid. Il se lève et remet une bûche dans le feu. Il nous parle de l’efficacité redoutable de cette approche. Pourquoi alors est-elle encore si peu connue ?, nous demandons-nous ?

Parce que c’est américain et que nous français, dans les domaines de l’esprit, snobons ce qui est américain ?, suis-je tenté de répondre.

Dans les années 1980, la thérapie brève apparaissait alors soit comme une mode promise à une disparition rapide, soit, au mieux, comme une méthode intéressante pour des problèmes superficiels, les problèmes de fond relevant des méthodes plus traditionnelles comme les méthodes analytiques. Parce que c’était des babas cool européens. Ajoutons à cela qu’au début nous n’étions finalement guère stratégiques dans nos formations : notre enthousiasme nous poussait à prendre de front les convictions d’un public qui était loin d’être acquis à nos idées.

Les hypothèses des uns et des autres sont énoncées et discutées : “Parce qu’ils sont plus au service du changement que de leur carrière”, “Parce que c’est un modèle extrêmement puissant qui invite à l’humilité”.

L’anthropologue Gregory Bateson était non interventionniste ce qui a finalement conduit à la séparation avec les thérapeutes de l’école de Palo Alto. Dany Gerbinet se dit lui même partisan d’une intervention minimale. Le manque de visibilité de la thérapie brève pourrait aussi s’expliquer ainsi, par cette dimension peu spectaculaire et la “position basse” du thérapeute qui agit essentiellement par la qualité de sa présence. Une présence qui crée un espace qui permet à la personne de s’autoriser à sortir du cadre. Un peu comme l’observateur en physique quantique qui va “influencer” le comportement des particules par sa seule présence. Un sujet que Dany Gerbinet explore dans son dernier ouvrage Ce qui nous relie, thérapie stratégique et physique quantique.

Deux dernières explications sont avancées : Parce qu’il n’y a pas eu suffisamment de publications universitaires dans des revues à comité de lecture. Et enfin parce que c’est trop subversif, les prescriptions à 180 degrés sont iconoclastes et le non-agir, suspect.

Des centaines de séances ont été enregistrées depuis les années 1980. Les preuves que cela marche sont là.

Nous quittons la chaleur de la pièce et nous attardons par petits groupes avant de nous éloigner dans la nuit.

Pour vous inscrire aux prochains ateliers, c’est ici.

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Barbara Bay

J’accompagne les organisations et les leaders à apprivoiser la complexité et à identifier leurs appuis pour libérer leur créativité au service du vivant